Claire Voisin

Une "Super Femme"

Par Claude Mesmin

Claire Voisin, âgée de 55 ans, mathématicienne vient de recevoir l’une des récompenses les plus prestigieuses, le prix Shaw, du nom de Run Run Shaw, un magnat honkongais des médias. Elle partage ce prix de un million de dollars avec le mathématicien Janus Kollar de Princeton. Modeste, Claire Voisin déclare « j’ai un peu moins tendance à penser que je le dois à mon état de femme, sachant qu’il est de mise actuellement de promouvoir les femmes. Je ne suis pas très intéressée par l’argent, mais je suis contente de pouvoir aider mes cinq enfants à s’installer ».

Issue elle-même d’une famille nombreuse, elle est la 10e de 12 enfants. Son père et son grand-père maternel sont polytechniciens. Elle a d’abord été attirée par la philosophie et après son bac à 19 ans, elle entre à l’École normale de Sèvres. Son père lui ayant montré la géométrie à l’ancienne, elle opte pour les mathématiques et est agrégée à 21 ans. Elle est recrutée par le CNRS où elle a travaillé environ trente ans. Elle a déjà obtenu 5 prix du CNRS, dont une médaille d’or en 2016 ; elle est la quatrième femme a l’obtenir depuis 1954.

Depuis cette année elle est titulaire de la chaire de Géométrie algébrique au Collège de France où elle est la première femme à ce poste. Elle est spécialiste de la topologie des variétés projectives, ce qui ne parle pas trop aux non spécialistes. Pour en donner une petite idée, voici l’anecdote racontée par Claire Voisin à une journaliste de l’AFP lors de la remise de sa médaille d’or : 

« Pour la cérémonie de remise de la médaille d’or du CNRS, j’ai choisi de projeter des images des Nymphéas de Claude Monet, raconte Claire Voisin. Les tableaux qui composent cette série de Monet sont très évolutifs. Dans certains, les nymphéas sont très anecdotiques, alors que dans d’autres, ils ont presque disparu. Et c’est là que le travail de l’artiste devient bouleversant : Claude Monet finit par se débarrasser des nénuphars pour en faire un amas incroyable de lignes. Pour moi, cette série illustre assez bien ce qu’on fait en mathématiques : on part de choses banales, qui ont l’air de former une série, et on tente d’en extraire une structure essentielle, de dépasser le caractère individuel des objets. ».

Deux tableaux des Nymphéas qui illustrent peut-être ce dont parle cette mathématicienne.

Mais cette chercheuse, si elle partage avec son mari, mathématicien à l’Académie des sciences, la « boss des maths », la musique et la poésie sont d’autres passions. Bach, Telemann, Purcell ou quelques morceaux plus modernes de Debussy, Ravel, Poulenc. En littérature, en dehors des grands auteurs français comme Balzac, elle apprécie entre autres, les grands classiques de la littérature russe. 

Dans une autre interview(1), toujours lors de la remise de sa médaille d’or du CNRS en 2016, elle déclare à propos de l’enseignement des mathématiques à l’école : 

« L’enseignement des maths consiste essentiellement à apprendre à raisonner correctement, utiliser des notions abstraites. Voila de mon point de vue un objectif ambitieux et souhaitable. Il n’y a pas vraiment de savoirs fondamentaux en mathématiques avant le baccalauréat. Peu importe le contenu précis ; on devra réapprendre les choses sous une forme différente ultérieurement! Par contre s’initier à la démarche mathématique est essentiel ».

Et encore : « Le résultat d’une multiplication - vue comme un procédé opératoire- ne présente aucun intérêt intrinsèque. Il n’y a là aucun « savoir fondamental » : savoir  utiliser une machine à calculer est tout aussi astucieux!  La résolution théorique  des problèmes, la clarté d’esprit, la concentration et la faculté d’abstraction sont les outils à développer ».

Pour développer ces outils et si l’Éducation nationale souhaite accroître la recherche en mathématique, elle devrait s’entourer de chercheurs comme Claire Voisin, pour rénover l’enseignement dans ce domaine. Même si des recherches de ce niveau n’ont aucune application dans la vie de tous les jours, c’est la meilleure spécialiste mondiale de la conjecture de William Hodge(2), qualifiée de « un des sept problèmes du millénaire ».

Lors de la cérémonie organisée en décembre 2016 à la Sorbonne, en présence de la Ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, Claire Voisin a déclaré « Pour moi, la médaille d’or était réservée à des sortes de demi-dieux ». Avec le prix Shaw « prix Nobel asiatique », qui sera remis aux deux lauréats  en septembre 2017, elle trône désormais au mont Olympe où se réunissaient les dieux grecs. 

 

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 (1) Azar Kalatbari, spécialiste de physique fondamentale pour le magasine Sciences et Avenir, N° 840, Janvier 2017.

(2) William Vallance Douglas Hodge est un mathématicien écossais des années 40. Il est notamment connu pour ses travaux reliant la géométrie différentielle et la géométrie algébrique.

Distinctions

  • Médaille de bronze du CNRS (1988) puis médaille d'argent (2006) et médaille d'or (2016)
  • Prix IBM jeune chercheur (1989)
  • Prix EMS de la Société mathématique européenne (1992)
  • Prix Servant décerné par l'Académie des sciences (1996)
  • Prix Sophie-Germain décerné par l'Académie des sciences (2003)
  • Prix Ruth Lyttle Satter décerné par l'AMS (2007)
  • Clay Research Award en 2008.
  • Prix Heinz Hopf (2015)
  • Officier de l'Ordre national de la Légion d'honneur, 2016
  • Prix Shaw, 2017
  • Le 30 novembre 2010, elle est élue membre de l'Académie des sciences.

Elle est également membre étranger de l'Académie des sciences américaine (2016), de la Deutsche Akademie der Naturforscher Leopoldina (2009), de l'Istituto Lombardo (2006) et de l'Accademia dei lincei (2011).