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Éliane Viennot décryptage de la Circulaire relative aux "Règles de féminisation dans les actes administratifs du ministère de l'Éducation nationale"

Circulaire relative aux « Règles de féminisation dans les actes administratifs du ministère de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et les pratiques d’enseignement » signée par Jean-Michel Blanquer (5 mai 2021 ; publiée dans le B.O. du 6)

 

Cette longue circulaire mériterait un commentaire de texte substantiel, qui montrerait que son principal objectif n’est pas d’expliciter des directives mais de mettre les personnels de l’Éducation Nationale au garde-à-vous – quitte à énoncer des sottises. Par exemple avec la phrase qui préconise « l'usage de la féminisation de certains termes, notamment les fonctions, dans le respect des règles grammaticales », alors que la « féminisation » relève du vocabulaire et non de la grammaire ; l’essentiel, ici, est l’expression respect des règles, qui revient trois fois dans la circulaire.

Il s’agit aussi d’effrayer (objectif qui sert évidemment le premier) quitte à passer à côté de l’information et de la réflexion qui s’imposent. L’écriture inclusive est « proscrite », mais pas définie : on apprend qu’elle est « contre- productive pour cette cause-même [celle de l’égalité] », qu’elle est « nuisible à la pratique et à l'intelligibilité de la langue française », que sa « complexité et [son] instabilité constituent autant d'obstacles à l'acquisition de la langue comme de la lecture », qu’elle « modifie en effet le respect des règles », qu’elle est « un obstacle pour l'accès à la langue d'enfants confrontés à certains handicaps ou troubles des apprentissages ». Bigre ! Alors qu’aucune étude n’atteste une seule de ces affirmations. Alors que nombre des promoteurs et promotrices du langage égalitaire (ou non sexiste, ou non discriminant, ou inclusif – tous ces termes étant synonymes dans ce domaine1) appellent elles-mêmes à stabiliser l’usage du point médian2.

Les enseignant·es et leurs élèves étant aptes à mener cette analyse stylistique, le décryptage qui suit se contentera de fournir des informations historiques, politiques et linguistiques voire juridiques .

 

  1. Une circulaire parmi d’autres

La circulaire Blanquer est la cinquième qu’ait publiée l’État français sur les rapports entre la langue et la question de l’égalité des sexes. C’est la seconde émise par le ministère de l’Éducation nationale (la première, annoncée en juin 1998, en pleine bagarre quant au genre du mot ministre, n’a finalement été publiée qu’en 2000). Les autres émanaient de Premiers ministres (Fabius, Jospin, Fillon, Philippe)3.

Les trois premières (1986, 1998, 2000) appelaient à rompre avec la coutume de nommer au masculin les femmes exerçant des fonctions prestigieuses longtemps monopolisées par les hommes. La quatrième (2012) invitait à ne plus user d’appellations discriminantes (Mademoiselle, nom d’épouse, nom patronymique…) dans les formulaires administratifs et les correspondances. Émises sous la pression de féministes, ces quatre circulaires ont été vigoureusement contestées par le camp conservateur, sans être vraiment soutenues par le camp progressiste alors frileux et divisé à ce propos.

Les deux dernières circulaires (2017, 2021) ont au contraire été émises sous la pression du camp conservateur, pour tenter de contenir les progrès du langage non sexiste. Si elles reconduisent l’incitation à n’user que de noms féminins pour désigner les femmes (preuve que la bataille précédente a été gagnée), elles appellent aussi à respecter le « masculin générique » et à repousser les « graphies » faisant « ressortir les marques du féminin ». La dernière ajoute : « notamment le point médian ». Ces deux circulaires ont été contestées par des féministes et des progressistes. Toutefois, la circulaire Blanquer a été dénoncée bien plus vite et plus largement que  la précédente. Moins d’une semaine après sa publication,  quatre  syndicats  ou fédérations de syndicats enseignants (Sud-Éducation4, SNUipp-FSU5, CGT Ferc6, UNSA7) avaient fait savoir qu’ils condamnaient l’interdiction de « l’écriture inclusive » et du point médian, et qu’ils enjoignaient leurs adhérent·es à persister dans leur recherche d’une langue non sexiste.

La rapidité de ces réactions et leur modalité des communiqués argumentés prouvent que le débat a progressé de manière spectaculaire depuis quatre ans. Ce ne sont plus les spécialistes et quelques personnes qui se croient telles qui s’affrontent. La société civile s’est emparée du sujet, et des non-spécialistes sont capables de produire un discours pertinent sur les manœuvres des masculinistes.

 

  1. Un texte contraignant ?

Une circulaire est un texte qui donne des instructions aux administré·es sur lesquel·les la ou le signataire a autorité : les agent·es de l’administration en général s’il est signé du Premier ministre, sinon, celles et ceux de l’administration émettrice. La   jurisprudence  identifie  en  théorie   deux   types   de   circulaires :   les « interprétatives » et les « impératives ». Les premières ne font qu’expliciter les conditions d’application d’un texte de statut plus élevé, les secondes introduisent une nouvelle réglementation. Les premières sont inattaquables, les secondes le sont. Bien entendu, tout est affaire… d’interprétation. La circulaire Philippe introduisait une réglementation nouvelle en préconisant le recours au « masculin générique », alors qu’aucune loi française n’a jamais statué sur une telle notion ; et par ailleurs elle contredit plusieurs traités internationaux dont la France est signataire 8. Un recours ayant été élevé contre elle par une petite association de défense des personnes intersexes, le Conseil d’État a balayé d’un revers de la main la requête, sans l’examiner au fond9. La circulaire Blanquer interdit l’usage du point médian, qui est inconnu du droit français, elle contredit les mêmes traités, et elle s’en prend aux règles d’accord qui ont été ou sont toujours enseignées par l’Éducation nationale. Elle devrait donc être attaquable si des acteurs politiques plus puissants voulaient s’en mêler, ou si une mobilisation se créait autour de cette action.

En pratique, il est probable que personne ne bougera car le jeu n’en vaut pas la chandelle. L’État français agit sur ce terrain par circulaires car il sait que ces textes ont un pouvoir effectif très faible : elles entrent en vigueur si les administré·es s’en saisissent, sinon elles restent lettre morte. La Légion d’Honneur continue en 2021 de décerner des titres masculins, en dépit des circulaires émises depuis 1986.

En conséquence, les agent·es de l’Éducation nationale qui utilisent le point médian, dans des actes administratifs (statuts d’établissement, règlements intérieurs, notes diverses…) comme dans leurs enseignements ou leur communication avec les parent·es, n’ont aucune crainte à avoir surtout dans le contexte  actuel,  où  la moindre velléité de répression serait médiatisée et contrée par les syndicats qui ont dénoncé la circulaire. On peut même faire l’hypothèse que ce texte ne s’adresse pas seulement, ou pas d’abord, aux membres de cette administration, mais à la France conservatrice et à ses élu·es, qui depuis moins d’un an ont déposé trois propositions de loi « visant à interdire l’écriture inclusive »10. Autrement dit : une manière de faire semblant d’agir. C’est du reste ainsi que Le Figaro a accueilli la nouvelle venue :

« L’écriture inclusive est-elle vraiment interdite à l’école ?11 ».

D’autres États francophones ont agi par décret. La timidité des gouvernements français en la matière explique la lenteur des évolutions caractéristique de la France, et la longévité des polémiques à ce sujet : si les équipes au pouvoir n’agissent pas plus fermement, c’est qu’elles ne sont pas sûres d’avoir raison ; donc qu’elles ont peut-être tort. Du moins peut-on le soutenir.

 

 

3. Une nouvelle circulaire sur la « féminisation » – mais la féminisation de quoi ?

Comme les circulaires précédentes à l’exception de celle sur « Mademoiselle », celle-ci se réclame de la « féminisation ». Mais on ne sait pas de quoi, puisqu’aucun complément ne suit ce terme dans le titre du texte. En comparaison,  les  trois premières parlaient de « la  féminisation  des noms de métier, fonctions, grades ou titres », celle de 2017 de « la féminisation des textes à paraitre au Journal officiel ».

De fait, seule cette dernière expression fait sens. De même qu’il y a besoin de féminiser les assemblées, les gouvernements, les conseils d’administration,  les jurys…, il y a besoin de féminiser les discours – qu’ils paraissent dans le Journal officiel ou ailleurs. Du moins les textes (et plus généralement les discours) qui portent sur des populations mixtes. En effet, la plupart sont conduits au seul masculin, ce qui n’est qu’une simple habitude sexiste : les femmes étant tenues pour quantité négligeable, on ne ressent pas le besoin de les mentionner, et encore moins de se demander si elles correspondent ou non au propos tenu. À partir du moment l’égalité des sexes a été reconnue (soit, en France, en 1944), cette habitude aurait dû être combattue. Or c’est le contraire qui s’est produit : elle s’est alors vue transformée en une théorie, celle du « masculin générique ». D’après cette théorie, le masculin aurait la capacité d’évoquer les femmes aussi bien que les hommes. Rappelons qu’au XIXe siècle, certains messieurs expliquaient que les femmes étaient présentes dans les assemblées élues, par l’intermédiaire de leurs maris ou de leur père.

Pour ce qui est de l’expression « féminisation des noms… », elle est tout simplement erronée et fallacieuse. Aucun nom d’humain 12 n’a besoin d’être féminisé, pour la bonne raison qu’aucun ne nait masculin avant de  subir  des opérations qui lui permettraient de devenir féminin (telle Ève tirée de  la  côte d’Adam). Les noms d’humains, en français, sont à plus de 95% bâtis sur un radical commun (qui permet de former aussi des verbes, des adjectifs ou d’autres noms : porteur et porteuse partagent le même radical que porter important, comportement…). Deux tiers environ de ces noms varient en genre grâce à des désinences spécifiques (eur-euse, teur-trice, in-ine, er-ère…). Un autre tiers, les

« épicènes », ne varie pas grâce à des désinences valables pour les deux genres (able, ogue, iste…). Moins de 5% des noms de  personne  sont  (nés)  complètement différents : frère-sœur, oncle-tante, femme-homme…

Toutes ces circulaires devraient donc inciter à « nommer les femmes avec des noms féminins » (que tout le monde connait, parce qu’ils existent depuis des siècles, ou que tout·e francophone sait fabriquer, grâce au système radical + désinence) et non à « féminiser les noms » (sous entendu « des hommes »).

 

  1. La première circulaire placée sous l’égide de l’Académie française

La circulaire Blanquer est la seule à s’ouvrir sur une longue citation de la secrétaire perpétuelle de l’Académie, Hélène Carrère d’Encausse (nommée au masculin, comme elle l’exige, sans que cette bizarrerie soit notée entre guillemets, alors qu’elle contrevient aux préconisations de la circulaire elle-même) et de son bras droit actuel, Marc Lambron. Ces deux paragraphes l’évidence commandités par le ministère de l’Éducation nationale), l’Académie semble avoir décidé de les transformer en amorce d’une nouvelle Déclaration, puisqu’on les retrouve, suivis de quatre autres paragraphes, publiés sur son site en date du 7 mai, sous le titre « Lettre ouverte sur l’écriture inclusive ». En somme, la circulaire Blanquer donne à lire ses « bonnes feuilles »13 !

Ces génuflexions devant la créature de Richelieu sont d’autant plus remarquables que le propos tenu ici par les deux immortel·les est aussi grotesque que celui qui figurait dans la Déclaration sur le « péril mortel » du 24 octobre 2017. L’Académie y affiche d’abord avec emphase son souci bien connu des ravages de la domination masculine (sont évoquées « les violences conjugales, les disparités salariales […] les phénomènes de harcèlement »), des changements climatiques (est prônée « l’écologie du verbe »), et de l’inutile complexité de l’orthographe du français, dont elle est la seule responsable (sont dénoncées « les difficultés rencontrées au quotidien par les pédagogues et les usagers du système scolaire »). Puis  le  texte renoue avec le délire que provoque chez certaines personnes  la  vue  d’un  point médian : les partisan·es de l’écriture non sexiste sont traité·es d’« élite inconsciente »

« mutilant les respirations et la logique de la langue », dont l’objectif est d’« installer une langue seconde » grâce à « une réforme immédiate et totalisante de la graphie » imposée par « une injonction brutale, arbitraire et non concertée »14.

La présence de cette opinion à charge dans un texte de ce statut interroge, de même que son ampleur (20% de la circulaire). Le signataire serait-il la victime de pressions qui lui font perdre la notion des convenances ? Ou serait-ce un appel du pied envoyé à cette institution, soit par Jean-Michel Blanquer lui-même (les anciens ministres n’ont jamais été rares sous la Coupole), soit, plus subtilement, par la savante plume qui a rédigé le texte (ou qui en a pondu l’essentiel), dont le nom ne peut qu’être connu Quai Conti ? L’avenir le dira.

 

  1. La première circulaire à s’en prendre aux accords traditionnels

La circulaire Blanquer inaugure aussi par sa mention – fort alambiquée – des systèmes d’accords de la langue française. À la lire, « l’adoption de certaines règles relevant de l'écriture inclusive modifie […] le respect des règles d'accords usuels attendues dans le cadre des programmes d'enseignement ». En clair : les accords préconisés en vue du langage égalitaire permettent de mettre au placard la règle (car il n’y en a pas trente-six) du « masculin qui l’emporte sur le féminin » – formule qu’aucun masculiniste n’ose plus prononcer ni écrire tant son obscénité est flagrante.

L’honnêteté voudrait que soit rappelé ici de quoi on parle : pas de tous les accords, mais de ceux qui demandent un arbitrage lorsque plusieurs sujets de genre et/ou de nombre différent appellent un adjectif ou un participe commun. Le manque de précision laisse croire que les partisan·es du langage égalitaire voudraient bouleverser le système des accords les plus fréquents. C’est le contraire : nous insistons pour leur respect absolu, là où les masculinistes ont si longtemps fait dérailler la langue, comme dans l’annonce célèbre :  « Le  capitaine  Prieur  est enceinte » (affaire du Rainbow Warrior).

Quant aux autres accords, tous sont « usuels », et tous sont admis dans l’Éducation Nationale. Nos ancêtres ont largement pratiqué l’accord de proximité (c’est-à-dire avec le mot le plus proche du terme à accorder). Plusieurs en ont aussi défendu la légitimité face à ceux qui prétendaient que le « genre le plus noble » devait

« l’emporter » sur l’autre (dogme élaboré dans les années 1640). Ainsi argumente Condillac : « Une preuve que la noblesse du genre n’est point une raison, c’est que l’adjectif se met toujours au féminin, lorsque, de plusieurs substantifs, celui qui le précède immédiatement, est de ce genre. On dit : il a les pieds et la tête nue, et non pas nus ; il parle avec un goût et une noblesse charmante, et non pas charmants15 ».

Cet accord, dit « de voisinage », a longtemps été la norme. L’Arrêté relatif à la simplification de la syntaxe française pris le 26 février 1901 par un prédécesseur de M. Blanquer, Georges Leygues, invite à tolérer l’accord au masculin : « Lorsqu'un adjectif qualificatif suit plusieurs substantifs de genres différents, on tolérera toujours que l'adjectif soit construit au masculin pluriel, quel que soit le genre du substantif le plus voisin. » Cet accord a été enseigné jusque dans les années 1930 par « l’École de la République » dont se réclame la circulaire, avant de n’être plus que toléré (explicitement jusqu’à la Loi Haby, implicitement depuis). On retrouve ici le rapport étroit entre les progrès de l’égalité politique des sexes et les reculs de l’égalité infligés à la langue, observé sur bien d’autres terrains (notamment celui des « noms de métiers et de fonctions », frappés d’alignement sur le masculin au fur et à mesure que les femmes entraient dans les carrières et les responsabilités prestigieuses).

L’autre accord traditionnel est l’accord au choix, lorsque l’un des termes qui régit le mot à accorder est nettement plus important que les autres que cette importance relève d’une logique quantitative (« Les voyageuses et leur chauffeur sont arrivées »), d’une logique qualitative (« les  voyageuses  et  leurs  bagages  sont arrivées »), ou d’une préférence personnelle : une maison d’édition parisienne publie ainsi en 1571 un Parnasse [anthologie] des poètes français modernes, contenant leurs plus riches et graves sentences, discours, descriptions et doctes enseignements, recueillies par feu Gilles Corrozet Parisien. Ce qui permet de saisir que le corpus le plus prestigieux de cet ensemble était aux yeux ce lettré celui des sentences information que nous perdrions aujourd’hui avec la règle mécanique du « masculin qui l’emporte ».

Cet accord-là n’est aujourd’hui repérable que lorsque le féminin « l’emporte » sur le masculin (ou le singulier sur le pluriel), c’est-à-dire quand l’auteur ou l’autrice du propos a délibérément choisi de s’émanciper des normes  imposées.  Mais  en réalité, tous les accords au masculin en relèvent : un jour, au XVIIe siècle, certains grammairiens ont décrété que le masculin devait toujours être le  meilleur  choix, devait toujours « l’emporter » ; et la brave École de la République leur a emboité le pas ; et les masculinistes d’aujourd’hui en pincent toujours pour ce choix-là ; et les partisan·es du statu quo estiment toujours que « ce n’est pas grave ». Que faire alors des exceptions ? De fait, elles n’ont jamais été condamnées par l’école, mais elles ont été rangées dans la boite des « figures de style », parées du nom de « syllepse ». Soit, d’après le Larousse des années 1960, un « accord des mots en genre et en nombre, non pas selon la grammaire, mais d’après le sens16 ». Autant dire un écart uniquement tolérable sous la plume des « Granzauteurs » morts et enterrés.

On comprend que les pointes lancées contre de telles ressources soient émoussées dans cette circulaire. Le mot accord est habilement glissé dans une phrase où il n’a que faire, puisqu’elle vise l’abréviation des doublets (« cette écriture, qui se traduit par la fragmentation des mots et des accords, constitue un obstacle à la lecture et à la compréhension de l'écrit »). On ne voit pas en quoi les accords de proximité ou de choix fragmenteraient ni feraient obstacle à quoi que ce soit : l’essentiel est de jeter sur le papier des termes inquiétants. Mais on lit aussi que les

« règles d’accord usuels » sont « attendues dans le cadre des programmes d'enseignement ». Attendues, et non impératives. Tout·e enseignant·e montrant aux élèves comment faire autrement qu’avec le « masculin qui l’emporte » est en droit de le faire17. La langue française et des dizaines de « Granzauteurs » sont à ses côtés.

 

  1. Une circulaire qui laisse voir la queue du loup

Dans la circulaire Blanquer, l’absence de complément au mot « féminisation » et la modération avec laquelle sont condamnés les accords traditionnels méritent réflexion. Je fais l’hypothèse qu’elles trahissent le profil de la  personne  qui  l’a rédigée : une personne spécialiste du sujet, et même immergée dedans au point de ne pas préciser de quelle féminisation elle parle (c’est ainsi, par exemple, que s’exprime bien souvent le linguiste Bernard Cerquiglini). Une personne qui ne peut pas se permettre de condamner les anciens accords (c’est le cas de la plupart des linguistes, qui savent à quel point ils ont été usités). Mais une personne demeurée dans l’erreur des années 80 et 90, puisque, dans le corps de la circulaire, le complément refait surface : « la féminisation des métiers et des fonctions », « la féminisation de certains termes, notamment les fonctions », « la féminisation des termes ».

L’insistance sur les fonctions connote à elle seule l’époque de la « seconde bataille » terminologique, celle de la fin des années 90, provoquée par la demande des femmes ministres du gouvernement Jospin d’être désignées au féminin. Demande adressée tant à la presse qu’aux plus hauts responsables de l’État, Jospin et Chirac, qui y avaient répondu favorablement par la circulaire de 1998. Cette bataille avait vu l’Académie reculer pour les noms de métiers mais non pour les noms de fonctions, comme en témoigne le Rapport d’octobre 1998 de la COGETER (Commission générale de terminologie et de néologie, cette institution siégeait) qui allait dans ce sens18.

La circulaire Blanquer renvoie également au « guide d'aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions élaboré par le Centre national de la recherche scientifique et l'Institut national de la langue française, intitulé Femme, j'écris ton nom », publié en 1999 sous la direction de B. Cerquiglini. Une personne, autrement dit, sincèrement favorable au retour de la langue française à son fonctionnement normal du point de vue lexicologique – mais qui entend que le combat s’arrête là.

Cette position n’est pas isolée. On la retrouve soutenue par quelques linguistes qui avaient pris parti pour la « féminisation » dans les années 1990 (le Français B. Cerquiglini) ou 2000 (les Belges Marie-Louise Moreau et Anne Dister), mais qui montent aujourd’hui au créneau contre « l’écriture inclusive », avec un ton souvent agacé.

Or il est tout à fait logique que la décontamination de la langue française se poursuive et s’élargisse, dans une société où l’exigence d’égalité des sexes gagne tous les terrains. La désignation des femmes au masculin n’est en effet que l’un des infléchissements  masculinistes  délibérément  imposés  à  cette  langue  depuis   le XVIIe siècle, ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. S’exprimer sans sexisme, c’est non seulement parler des femmes au féminin (et avec des féminins qui s’entendent, quand ce ne sont pas des épicènes), mais c’est aussi refuser que « le  masculin l’emporte sur le féminin » dans le système des accords, et aussi refuser que le mot homme puisse désigner l’humanité, et encore refuser la théorie du  « masculin générique » (ou du masculin « neutre », terme qui figurait dans la circulaire Philippe mais qui n’apparait pas ici – autre preuve qu’un ou une spécialiste du sujet est passée par là).

 

  1. Une circulaire partiellement rédigée… en écriture inclusive

Il est amusant de trouver, dans cette circulaire qui appelle à proscrire l’écriture inclusive, de vigoureuses recommandations à adopter deux de ses quatre piliers. C’était déjà le cas de la circulaire Philippe, mais le trait est encore plus marqué ici. En effet, à côté de la chaude incitation à nommer les femmes avec des noms féminins figure l’appel à utiliser des doublets : « recourir à des formulations telles que “le candidat ou la candidate” afin de ne pas marquer de préférence de genre, ou à des formules telles que “les inspecteurs et les inspectrices de l'éducation nationale” ». Recommandation mise en pratique dès le titre de la circulaire : « texte adressé aux recteurs et rectrices d’académie ; aux directeurs et directrices de l’administration centrale ».

Quelle belle démonstration que le masculin n’est pas générique ! Car enfin, s’il suffisait d’un nom de personne masculin pour désigner les deux sexes, pourquoi préciser le mot féminin dans toutes ces formules ? Et quelle meilleure définition pourrions-nous donner de la théorie du masculin générique, que le désir de

« marquer [une] préférence de genre » dans le domaine du langage ? Désir qui, effectivement, n’a plus sa place dans la France du XXIe siècle. Sauf dans celle du Figaro, qui corrige : « Publié le 4 mai dernier [sic], le texte s’adresse aux recteurs d’académie, aux directeurs de l’administration centrale et enfin, aux personnels du ministère. »

Le troisième pilier du langage égalitaire, on l’a vu, est mollement repoussé. Les prochain·es responsables du ministère de l’Éducation nationale ne pourront certainement pas éviter de mettre le sujet à l’étude, tant l’information sur les accords traditionnels s’est diffusée. D’autant que même les académiciens en tout cas ceux que l’on a interrogés ne sont pas contre.

Quant au quatrième pilier, celui qui concerne l’usage du mot homme dans le sens de « représentant de l’espèce humaine », il ne s’est pas invité dans la circulaire, et il ne le fera pas davantage dans les suivantes. Ici, c’est le sommet de l’État qui tranchera ou continuera de faire comme si de rien n’était. En attendant, ce ne sont pas les textes réglementaires de ce ministère qui empêcheront les formules

alternatives correspondant aux besoins de notre temps (droits humains, droits des humains, droits de la personne humaine…) de gagner des parts de marché dans les discours.

 

  1. Une circulaire contre une abréviation

Une dernière grande nouveauté caractérise la circulaire Blanquer, en tout cas par rapport à la circulaire Philippe et aux trois propositions de loi « visant à interdire l’écriture inclusive » apparues depuis, qui ne faisaient que reproduire ses formules. Ces textes identifiaient l’écriture inclusive à la « graphie faisant ressortir l'existence d'une forme féminine » de mots qui, selon les rédacteurs, devraient être employés au

« masculin générique ». Cette approche présentait deux inconvénients majeurs. Le premier : ne pas nommer l’objet du délit, alors que tout le monde ne parle que de lui. Le second : emporter dans la condamnation tous les signes typographiques utilisés depuis une soixantaine d’années pour signaler que les femmes sont bel et bien concernées dans certains énoncés conduits au masculin, en particulier les fameuses parenthèses enserrant un e qui figurent dans la plupart des formulaires administratifs – « marié(e), « pacsé(e) »… – et qui s’affichent jusque sur nos cartes d’identité : « né(e) le ».

La peur de nommer l’ennemi public numéro un est levée ici, et la circulaire évite d’assimiler l’écriture inclusive à cette graphie (on a vu qu’elle évoquait la question des accords) pour se concentrer sur ses effets : l’écriture « dite inclusive […] utilise notamment le point médian pour faire apparaître simultanément les formes féminines et masculines d'un mot employé au masculin lorsque celui-ci est utilisé dans un sens générique ». Mais le second inconvénient n’est pas évité : une fois de plus, les parenthèses font la même chose avec les e qu’elles encadrent.

Il se pourrait donc que la circulaire Blanquer constitue un outil pour se débarrasser de ces intolérables parenthèses – au moins dans l’Éducation nationale. Les progressistes appartenant à cette administration peuvent en tout cas exiger leur abandon au nom de ce texte, puisqu’il appelle par ailleurs à faire tout son possible pour « participer à la lutte contre les stéréotypes de genre ». Si le prix à payer – localement du moins – est l’abandon du point médian, cela n’a finalement aucune importance. Les abréviations qu’il permet sont utiles pour écrire plus vite et plus court, mais les abréviations ne sont jamais nécessaires, et les doublets peuvent toujours être écrits en toutes lettres. Pour l’instant, aucune circulaire ni aucune loi ne les interdit. Et nous possédons le meilleur parapluie pour tenir face à la droite : l’exemple du « Françaises, Français ! » du Général de Gaulle.

 

Éliane Viennot

 

 

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1 Certain·es disent aussi épicène, par métonymie (ou abus de langage ?), ce terme ayant un autre sens en linguistique : il désigne les noms ou les adjectifs qui sont identiques au féminin et au masculin (architecte, journaliste, facile, ridicule…).

Voir par exemple la tribune que j’ai co-signée avec Raphaël Haddad, responsable de l’agence Mots- clés (qui diffuse un Manuel d’écriture inclusive), « L’écriture inclusive se retrouve réduite, à tort, au point médian » (lemonde.fr, 27 avril 2021). Il est tout à fait normal que le point médian soit d’usage instable, voire utilisé à tort et à travers, puisqu’il est le produitd’expérimentations effectuées depuis une trentaine d’années par les francophones, en dehors de toute aide des institutions qui auraient pu les guider dans leur recherche d’un langage moinssexiste (quand ce n’est pas sous leurs huées).

3 Pour plus de précisions sur les trois premières, voir É. Viennot et al., L’Académie contre  la  langue française : le dossier « féminisation » (Éd. iXe, 2016), chap. 2, « Les offenses ».

4 https://www.sudeducation.org/communiques/circulaire-blanquer-contre-lecriture-inclusive-sud- appelle-les-personnels-a-ne-pas-la-respecter/?fbclid=IwAR1bOW2T9UOAzANoCX- eFBkFw1kuZJjoSB_sZ0dzp1_-D3Qjh6vDvuFd_9k

5 https://www.snuipp.fr/actualites/posts/ecriture-inclusive-injonction-et-ecran-de-fumee

6 https://www.ferc-cgt.org/communique-ferc-cgt-educ-action-sneip-le-ministre-de-l-education- nationale-de?fbclid=IwAR0lBauKiR5xLY4c1uji1o3aobTK7cvTuLDZFBlxoG_Hi0ZUSHPYKv6gU88

 

7 https://www.unsa-education.com/Ecriture-inclusive-un-point-c-est-tout?fbclid=IwAR2jldr- qakmRNvSsrlkyjF-wROCdowX2yN0zl9vZdVZerCL2C72st8gZJ4

La Recommandation n° R(90) du Conseil de l’Europe « sur l’élimination du sexisme dans le langage », adoptée par le Comité des Ministres le 21 février 1990, qui stipule que « le langage en usage dans la plupart des États membres du Conseil de l'Europe – qui fait prévaloir le masculin sur le féminin – constitue une entrave au processus d'instauration de l'égalité entre les femmeset les hommes du fait qu'il occulte l'existence des femmes qui sont la moitié de l'humanité, et qu'il nie l'égalité de la femme et de l'homme » ; la Recommandation CM/Rec(2019)1 « sur laprévention et la lutte contre le sexisme », adoptée par le Comité des Ministres le 27 mars 2019, qui rappelle que le langage  ne  « doit  pas consacrer l’hégémonie du modèle masculin » et que cela « implique d’éliminer les expressions sexistes, d’utiliser des formes féminines et masculines ou neutres  dans  les  titres  et  pour  s’adresser  à  un groupe ».

9 Voir le compte rendu du juriste Benjamin Moron-Puech, https://sexandlaw.hypotheses.org/files/2021/05/B.-Moron-Puech-Grammaire-illicite.pdf

10 Celle du 28 juillet 2020 (issue de l’extrême-droite), celle du 23 février 2021 (République en marche), celle du 23 mars 2021 (LR). À ce sujet, voir mon article « Une loi interdisant l’écritureinclusive conduirait à remplacer des millions de documents officiels », paru dans lemonde.fr du 2 avril et Le Monde du 3 avril.

 

11 Article signé Claire Conruyt, paru le 19 mai 2021.

 

12 Les « noms d’humains », ou « noms de personnes », ou « noms d’êtres animés » (humains  et personnes traitées comme tels : divinités, allégories…) se différencient des « noms d’êtres inanimés » (objets, réalités immatérielles…). Les premiers vont par deux, un féminin, un masculin, selon que la personne désignée est identifiée comme une femme ou comme un homme (le genre est dit « motivé »). Les seconds sont féminins ou masculins, sans que cela fasse sens (le genre est dit « arbitraire »). Les noms d’animaux se répartissent dans les deux catégories précédentes, selon que la différence des sexes (physique ou comportementale) s’observe ou non.

13 À ce jour (27 mai 2021), si j’en juge par mes recherches sur l’Internet, personne ne semble avoir compris que l’Académie s’était fendue d’une nouvelle bulle. Ce qui est un autre signe de l’avancée du débat sur le langage égalitaire et de la prise de conscience de l’incompétence de cette institution en matière linguistique : tout le monde débat, et tout le monde se moque de cequ’elle peut dire.

 

14 La suite de la Lettre ouverte est un  nouveau florilège de sottises linguistiques affirmées d’un  ton docte. Il y apparait notamment que la compagnie ne saisit toujours pas la différence entre les noms d’êtres animés et les noms d’être inanimés (voir note 12. De même, elle n’a toujours pas compris que dire « une sentinelle » ou « une ordonnance » à propos d’un homme n’est pas une exception au fonctionnement des noms d’animés, mais un recours à une métaphore (comme on dit qu’un écrivain est une belle plume).

 

15 Condillac, Cours d’études pour l’instruction du prince de Parme, 1798.

16 Grand Dictionnaire encyclopédique Larousse en 10 vol., 1960-1964. Les dictionnaires plus récents fournissent généralement des définitions tellement alambiquées de ce mot qu’elles sontincompréhensibles. No comment.

17 Du reste, les rares signataires (parmi les 314) du manifeste « Nous n’enseignerons plus que le masculin l’emporte sur le féminin » (Slate.fr du 7 nov. 2017) à avoir été inquiétées par des parents ont été immédiatement soutenues par leur hiérarchie  sur ordre de Blanquer évidemment.

 

18 Il faut rappeler que rien ne différencie les noms de fonctions des autres noms d’humains morphologiquement parlant, et que seules les fonctions prestigieuses monopolisées par leshommes (ou rêvées comme telles) ont fait l’objet d’une « protection » particulière.

 


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